Robert AZAIS
Robert Azaïs vit à Palau del Vidre, dans les Pyrénées Orientales, où il
écrit en conjuguant, avec beaucoup d’humour et de liberté, histoire et
littérature.
Écrivain prolixe, Robert Azaïs a écrit 4 romans publiés chez Zinedi, La créature de Prométhée, Le moine était daltonien, Le huis clos des Éminences, Mémoires d'une relique, de nombreux autres romans chez TDO dont Un templier à Palau, Les larmes d'Odin, Comédie macabre à Collioure, Les chevaliers de l'Apocalypse, un essai aux éditions du Mont, Signé Thot ou une nouvelle approche de l’énigme de Rennes-le-Château.
La créature de Prométhée
Roman
Zeus, maître des dieux, donne un jour l’ordre à Prométhée de créer un
nouvel homme. Maladroitement modelé dans la glaise, cet homme sera Utis,
bien imparfaite et bien décevante création. Or, dans l’Occitanie natale
de Robert Azaïs, Utis signifie machin et Fluro, sa compagne, désigne
une femme sotte et assez niaise. C’est donc ce couple improbable qui est
censé donner naissance à l’humanité nouvelle.
Ce roman aurait pu s’intituler la mythologie revisitée, une genèse
iconoclaste, une autre histoire de la création du monde, Utis ou l’autre
Adam…
Fort de la conviction, déjà exprimée dans ses précédents ouvrages, qu’il
n’y a pas une Vérité, mais des vérités selon les époques, les lieux,
les cultures et même les individus, l’auteur nous entraîne dans un
Olympe de fantaisie où se côtoient pêle-mêle les dieux et les héros de
l’antiquité, ceux de l’ancien et du nouveau testament, et bien d’autres
personnages empruntés à divers panthéons.
Étonnant roman, où l’humour ravageur et l’imagination débridée de
l’auteur n’empêchent pas l’émergence de questions graves. Un plaidoyer
pour la tolérance et la liberté de penser, dans un grand éclat de rire.
ISBN : 978-2-84859-088-2
Édition numérique : 7.99 €
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La créature de Prométhée : extrait
C’est lui, Prométhée, lui seul, qui avait conçu la justesse et la
nécessité de son geste pour amender ce qui n’avait été qu’imparfait au
départ. Il avait amélioré ce que Zeus en personne avait voulu. Par voie
de conséquence intellectuelle, Prométhée commença à imaginer que la
divinité pouvait être inutile et qu’il serait peut-être judicieux et
avantageux de se substituer à elle. Il se promit de réfléchir à cette
révélation lorsqu’il serait couché.
Pour l’instant, il fallait continuer à dispenser un enseignement à cet
Utis qui, contre toute attente, montrait d’aussi bonnes dispositions.
Des sifflets soudains et discordants firent se retourner avec ensemble
Prométhée et Utis. Ils émanaient d’un seul et même personnage
impressionnant de laideur, difforme et qui possédait deux visages
disposés à l’opposé l’un de l’autre. La personnalité de l’entité
paraissait dominée par une très forte contradiction interne. En effet,
sous deux grands nez, ses bouches aux lèvres pincées sifflaient des
mélodies si éloignées l’une de l’autre qu’il en résultait une cacophonie
horripilante. Les lèvres de gauche modulaient un air funèbre, lent et
triste, alors que de celles de droite, jaillissait une chansonnette
joyeuse et trépidante.
Du fait de sa double face, la monstrueuse créature possédait un tout
petit crâne coiffé d’un minuscule et ridicule béret qui laissait
échapper des touffes de cheveux noirs et raides. Il était vêtu d’un long
tablier gris bleu attaché sur son épaule senestre et sa main tenait un
balai de buis au long manche.
Utis avait poussé un cri de terreur.
— N’aie pas peur, petit, le rassura Prométhée, ce n’est que Janus. Il est un peu bizarre mais il n’est pas méchant.
Pendant que Janus persistait à donner son étrange et agaçant concert, le
maître raconta à l’élève que ce personnage était le plus vieux qu’il
connaisse ; plus vieux que Zeus, plus vieux que le père du père de Zeus.
Son grand âge lui autorisait des incartades que tout le monde
pardonnait avec un sourire condescendant. Pour l’occuper, le patron de
l’Olympe lui avait donné un poste de concierge où il excellait avec ses
deux visages. Janus surveillait ainsi sans faillir les entrées et les
sorties d’une des portes principales qui menaient vers le séjour des
dieux. Il était vite devenu célèbre et, par extension, on le nomma Le
gardien de la porte. En outre, pour faire taire ceux qui le disaient
gâteux, égoïste et sénile, Janus avait fondé un asile pour vieillards
divins fortunés et connus. Ainsi hébergeait-il des personnages comme
Saturne et s’en faisait une gloire. Il ne ratait jamais une occasion de
le faire savoir.
Ce matin-là, poussé par une irrépressible curiosité, il s’était rendu
chez Prométhée afin de voir le fameux Utis dont tout le monde avait
parlé la veille au soir. Retenu dans sa loge, il s’en était voulu
d’avoir manqué la réunion des divinités autour du puits et de la
célébrité du jour.
Maintenant, il était là et venait d’attirer l’attention sur sa personne
selon sa manière coutumière qui, pensait-il, lui permettait de
s’immiscer dans les affaires des gens sans passer pour une divinité
grossière.
Les deux bouches de Janus donnèrent le bonjour avec unisson. Utis apprit
à cette occasion que le dieu s’exprimait ainsi lorsque son esprit était
en paix. Par contre, quand le personnage était tiraillé entre plusieurs
conceptions ou plusieurs choix, chacune des bouches exposait différents
arguments en même temps, parfois avec colère. Jusqu’alors, personne
n’avait réussi à suivre ces débats intérieurs. Enfin le nouvel homme put
vite se rendre compte que Janus, en utilisant judicieusement ses deux
bouches, avait la possibilité d’obtenir un effet d’écho pour soutenir la
vigueur de ses propos quand il le fallait.
— Ainsi, fit Janus à l’adresse d’Utis, c’est toi le fameux Machin…
— Non, trancha Prométhée. C’est Utis.
— Ça revient au même, répondit le concierge.
— Ne commence pas à me chercher, hein ! s’énerva Prométhée. Utis est au
monde la créature la plus achevée qu’on connaisse et dont je suis le
seul créateur.
— C’est pour ça qu’il sent le vomi et qu’il est plein de tâches de merde ? s’enquit Janus.
— C’est un détail, jeta le créateur agacé.
— Un détail odoriférant ! s’exclama Janus avec un effet d’écho. Souviens-toi que j’ai deux nez !
— Ne t’arrête pas aux apparences, vieux pipelet ! gronda Prométhée. Je
n’ai pu produire que le meilleur. Sais-tu ce que ma créature a été
capable de me répondre alors qu’elle n’est âgée que d’un jour ?
— Non, répondit placidement le biface, mais je sens que je vais le savoir sans même avoir quatre pas à faire.
— Eh ! bien, paonna Prométhée, pour cet homme bien né de ces mains que
voilà, la valeur n’a pas attendu le nombre des années. Quand j’évoquais
devant lui ses bonnes dispositions, il me répondit que cela supposait
l’existence de mauvaises dispositions. Ceci prouve qu’il comprend
d’emblée le sens du mot disposition que je n’avais jamais, jusque-là,
utilisé en sa présence. Non content de lui avoir donné une forme
humaine, je lui ai octroyé la science sans m’en apercevoir.
— Es-tu vraiment sûr de ce que tu dis ? interrogea Janus sur un ton faussement inquiet.
— Je t’assure que je ne me suis rendu compte de rien, insistait le
créateur. Ce doit être inné, chez moi, cette universalité des dons…
— Ça, je m’en fous ! lança le concierge, goguenard alors que son
interlocuteur prenait l’air vexé. Tu es doué pour les bêtises et surtout
pour les dire. Continue un peu et tu vas vite ressembler à ton imbécile
de frère…
— Vieux radoteur ! Tu es borné ! ragea Prométhée.
— … ou clairvoyant, comme le disait ce cher débris de Saturne que je
loge gratis pro deibus. Mais c’est peut-être une flatterie de plus de sa
part, car il n’arrête pas de me faire briller les cothurnes pour que je
continue à l’héberger.
— Oh ! je crois qu’il fait la même chose avec tout le monde, renchérit Prométhée. Figure-toi…
— Mets-le au pluriel !
— Quoi ?
— Le figure-toi. J’ai deux visages !
— C’est une blague ?
— Mais oui… continue.
— Eh bien ! comme je le disais, reprit Prométhée encore vaguement
inquiet, l’autre jour j’ai rencontré Éros. Tu sais comment il est, sans
malice, sans aucune finesse. Il avait aux pieds des calligae toutes
brillantes de graisse fraîchement passée. Quand je le lui ai fait
remarquer, il m’a, évidemment, parlé de Saturne. Il m’a dit tout crûment
que le vieux flagornait avec insistance pour que lui, Éros, lui greffe
une paire de c…
— Fais attention, coupa brusquement le concierge, des oreilles toutes neuves et innocentes nous écoutent.
Fort heureusement, Prométhée s’était arrêté à temps et n’avait laissé
échapper que la première lettre de l’imprononçable. Mais il est bien
connu que rien de ce qui est interdit n’échappe à l’ouïe soudain
attentive des enfants.
— C’est quoi, une paire de c… ? demandait Utis à la cantonade.
— … oui, continuait Prométhée à l’adresse de Janus qui écoutait de ses
quatre oreilles. Ce vieux vicieux s’est mis en tête de séduire Déionè…
— Le beau-père d’Ixion ? s’exclama le divin concierge dont une des faces
affichait la pudeur outragée et l’autre un intérêt salace. Saturne a
viré de bord ? Personne ne va me croire quand je vais le dire…
— C’est quoi, une paire de c… ? demandait Utis.
— Mais non ! s’énervait Prométhée. Il s’agit de Déionè, la fille de
Neptune, tu sais, celle qui a les dents de devant toutes gâtées…
— Ah ! oui, je vois ! celle qui ressemble à l’Hydre de Lerne.
— Voilà ! tu y es ! approuva Prométhée.
— Je veux une paire de c… ! criait Utis.
— Mais, tu en as déjà ! s’exclama le créateur quelque peu vexé.
Fiche-nous la paix… c’est sérieux, ce qu’on fait, nous… et puis… tiens !
je ne sais plus où on en était. Eh ! Janus ! qu’est-ce qu’on disait ?
— Je te disais que tu proférais des bêtises aussi grosses que ton frère
est imbécile et tout cela avant que tu ne me parles de Déionè…
— Le beau-père d’Ixion ? fit une voix de femme masquée par la margelle du puits.
— Mais non ! dit Prométhée, agacé. La fille de Neptune ! Écoutez ce que je dis, tout de même !
— Ce n’est pas la peine de me parler comme ça, reprenait la voix devenue
boudeuse. Je débarque, moi. C’est vous qui m’avez réveillée avec vos
cancans.
— Je veux une paire de c… ! se lamentait Utis.
— Il veut quoi ? demanda la voix.
— Une-pai-re-de-c…, scanda Prométhée.
— Des quoi ?
— Des castagnettes ! intervint Janus.
— C’est un Ibère ? questionna la voix. Dans le temps, j’ai connu un matador qui n’avait qu’une…
— On s’en fout ! firent avec ensemble Janus et Prométhée.
— Oh ! fit la voix et tout le monde reconnut Cassandre.
— Que fais-tu là ? demanda Prométhée. Tu as dormi ici ?
— Oui, répondit l’autre. J’attends de pouvoir reprendre mon échelle…
mais maintenant, j’ai tout mon temps. Vous parliez de quoi ?
— Je disais à Prométhée qu’il proférait des bêtises, fit Janus.
— Ça ne m’étonne pas, avec l’avenir qu’il se prépare et que j’ai lu dans
sa main, il est normal qu’il débloque dès maintenant ! un futur pareil,
ça ne s’improvise pas !
— Je veux une paire de c…, gémissait Utis.
— Vas-y, continue, rageait Prométhée en direction de Cassandre. Donne
raison à ce vieux. Tu cherches une maison de retraite ou quoi ?
— Elle logerait avec Saturne que j’héberge déjà, enchaînait le concierge
fier de lui. Ce que je disais, Prométhée, c’était pour ton bien car tu
me parais fatigué. Il est vrai que dans la réponse de ton élève, tu n’as
pas su voir qu’il faisait la distinction entre le bon et le mauvais,
entre deux notions opposées. Cet être frustre venait de découvrir qu’une
chose ne peut se concevoir que par son contraire. Tu réponds
disposition alors qu’il te révèle la dualité…
— La quoi ? fit Prométhée.
— La dualité… c’est l’annonce du monde nouveau… qui par là même ressemblera à l’ancien… fit Janus, nostalgique.
— Il ne manquerait plus que ça ! ragea Prométhée, qu’on en revienne aux anciens temps !
— C’était écrit ! dit Cassandre, prophétique. La catastrophe annoncée arrive !
— Je veux une paire d c… ! hurlait Utis.
— Tiens ! écoute-le ! fit Prométhée, caustique en désignant le nouvel
homme. Il parle toujours de dualité ou est ce que je me trompe ?
— Monsieur fait l’imbécile ? Monsieur est un esprit fort ? Ou alors
Monsieur Prométhée a-t-il peur de ce qu’il ne peut imaginer ?
— Mais je suis capable d’imagination, protesta le créateur, piqué au
vif. La preuve, j’ai pleuré à gros sanglots quand Cassandre m’a dit mon
avenir.
— Ah ! non ! s’indignait la prophétesse. Si tu avais su imaginer, tu
n’aurais pas seulement pleuré ; tu te serais supprimé par n’importe quel
moyen !
— Donc, enchaîna Janus, toi et tes semblables ne peuvent concevoir que
le monde à venir sera différent de celui que tu connais aujourd’hui.
Vous n’avez même pas été capables d’imaginer un diable digne de ce nom,
bien méchant et purement mauvais.
— C’est bien vrai, ça, concéda Prométhée après un instant de réflexion.
Dans notre panthéon, tous les dieux sont un peu gentils et un peu
méchants à la fois. Tu vois bien, vieux radoteur, que ces notions
dualistes existent aussi chez nous.
— Oui mais vous les avez rendues tellement insignifiantes dans leur
nature, s’enflamma Janus, que tu as été incapable de les découvrir avant
que je ne t’en parle. Nous, à notre époque d’avant Saturne, que
j’héberge, nous avions un très méchant diable et une divinité
extrêmement bonne. Les choses étaient ainsi bien nettes.
— Ce n’est pas mieux, ce qu’on a maintenant ? hasarda Prométhée, hésitant.
— C’est de la soupe ! asséna le concierge. Tout est mélangé et tout a le
même goût ! Votre Lucifer, celui que vous appelez Eosphoros, n’est plus
qu’un larbin. Il attelle tous les jours les chevaux d’Apollon au char
du soleil et il ferme sa gueule !
— Oui mais il est peut-être très méchant en lui-même, tenta Prométhée.
Il doit espérer que les chevaux vont attraper une insolation. Voilà !
j’ai trouvé ; mon Lucifer est méchant au deuxième degré.
— Il est vrai, fit Janus sur un ton de lassitude, qu’avec toi, je prêche
dans le désert. Tu ne peux évidemment pas comprendre ce que tu ne sais
concevoir. Un jour, peut-être, je t’expliquerai… Parlons d’autre chose.
Le moine était daltonien
Roman
On était au beau milieu du Moyen Âge et personne ne le savait, pas plus
que frère Déicole ne connaissait le mot « daltonien ». Pourtant il
l’était, et cette perception particulière des couleurs agissait sur un
caractère déjà peu facile.
Après avoir semé la perturbation dans son monastère d’Irlande, il part
porter la bonne parole et son irascibilité sur le continent. De
monastère en prieuré, armé de son pénitentiel et fort de ses
extravagantes pratiques ascétiques, il va parcourir l’Europe médiévale
en direction de l’orient jusqu’aux confins de la Germanie, traumatisant
au passage le clergé et les populations des régions traversées.
Atteignant les diocèses des marches de la chrétienté, il se lie d'amitié
avec frère Agapet, grand amateur de drogues d’antique mémoire, et
découvre le trafic d’esclaves qui alimentait l’Europe entière et les
contrées du Moyen Orient. Les deux compères se lancent alors dans la
lutte contre le commerce d’êtres humains en s’aidant curieusement des
effets du haschich sur le comportement de ceux qui en usent.
Satirique, burlesque, grinçant, l’humour de Robert Azaïs joue sur tous les registres et n’épargne personne.
Avec les aventures et tribulations de ce moine daltonien, l’auteur,
daltonien lui-même, nous offre un nouveau roman réjouissant dans la
veine de ses œuvres précédentes.
ISBN : 978-2-84859-030-1
Édition imprimée : 20.00 €
Édition numérique : 7.99 €
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Le moine était daltonien : extrait
Quant à mon île, sachez qu’il n’y a point de clercs en rupture de
monastère car l’Irlande est une immense abbaye dont le sol est d’un
orange permanent alors que des cieux toujours roses lui servent de
voûte.
L’archevêque ébahi, la mâchoire pendante, tentait d’imaginer ces
terres qu’il avait crues bêtement normales. Il est vrai qu’aux confins
des mondes connus, on voyait parfois d’étranges phénomènes et
d’insondables mystères qui, par leur extravagance, n’en glorifiaient que
mieux l’œuvre de Dieu. L’homme qui se tenait devant lui n’en semblait
pas affecté outre mesure et paraissait normal si l’on exceptait sa barbe
carotte. Mais peut-être sa robe de bure cachait-elle des bizarreries
physiques car tout le monde sait qu’au bord de ces océans menant vers
des gouffres horribles, vivent des êtres de complexion biscornue qui
parlent aux licornes et chevauchent les baleines.
Les yeux encore hallucinés, l’archevêque reprit :
— Mais vous savez bien, mon fils, qu’une discipline régit la vie monastique.
— Oui-da ! Monseigneur, la règle de saint Colomban est la plus propre à glorifier Dieu.
— Ne punit-elle pas l’errance des moines ? insista l’archevêque.
— Notre saint n’en parla jamais car il divagua lui-même sur tout le continent, apportant partout avec lui la bonne parole.
— Oh ! oui ! soupira l’archevêque, l’Europe entière s’en souvient.
Le supérieur de Magdebourg sentit qu’il perdait du terrain. Il
n’osait employer la force car il avait peur des réactions du moine fou.
Il fallait toutefois prendre une décision. D’une voix un peu blanche, il
commença :
— Vous logerez, frère, en notre monastère…
— J’y ai déjà pris demeure.
L’archevêque n’en revenait pas. Les miracles, dans le fond,
existaient, bien qu’il n’y crût plus depuis longtemps. Le clerc fou
venait de lui-même se mettre en clôture. Soulagé, le cœur léger, le
pasteur de Magdebourg donna congé au moine en promettant que Liutprand
veillerait sur les captifs et que ces derniers ne quitteraient pas la
ville tant que dureraient les fêtes pascales.
Frère Déicole réintégra la cellule de frère Agapet. Il s’y octroya
quelque repos car Dieu, dans sa grande sagesse, a créé chez l’homme le
besoin de sommeil pour que lui-même, ses anges ou ses saints, puissent
venir visiter les songes des humains afin de leur faire connaître Ses
Divins Désirs ou Ses Sacrées Remontrances.
Le diacre, craignant pour son âme, prit son rôle à cœur, restant
près des captifs pour surveiller leur conduite de nouveaux chrétiens.
L’homme, qui n’avait jamais eu de famille, se prit d’affection pour ses
filleuls et filleules. Cet amour irréfrénable le fit craindre des gardes
d’Isaac qui ne pouvaient rien faire concernant les esclaves sans passer
par Liutprand.
Quand Septime et Isaac vinrent aux nouvelles, l’archevêque les
informa que le moine était enfin en clôture. Il fit valoir que la
solution à l’inextricable situation ne revenait qu’à son sens de la
diplomatie. Les deux associés le félicitèrent et voulurent prendre congé
afin de donner des ordres pour qu’on levât le camp.
— Paix-là, mes amis ! dit alors l’archevêque, point n’irez hors de
ma ville aujourd’hui qui est Vendredi Saint, et ce jusqu’au jour après
le prochain dimanche, icelui étant la sainte fête de Pâques. Vous savez
qu’en ces jours sacrés, nul ne peut voyager ou vaquer à ses affaires
personnelles.
— Mais, Monseigneur, rétorqua Septime, vous errez. Ce prochain dimanche est celui des Rameaux.
— Que nenni, trancha l’archevêque, nous avons décidé, par souci
d’œcuménisme et afin que la chrétienté ne se déchirât point sur ces
problèmes, d’appliquer les divers computs en notre archidiocèse. Il sera
donc Pâques le dimanche à venir ainsi que le suivant.
— Ainsi, fit Septime, amer, vous fêterez Toussaint en août, à
l’ancienne mode, tout comme en novembre, ainsi qu’il en est maintenant
décidé. S’il plaît à un quelconque hurluberlu de fêter les Rois mages
lors des vendanges, vous accèderez à ses fantaisies ?
— Si fait, messire ! affirma l’archevêque d’un air hautain.
— En Magdebourg, la majorité des jours sera alors chômée.
— Il en sera ainsi, trancha le métropolitain. N’insistez point, la
décision est déjà publiée. Voyez par la fenêtre le fort concours
populaire qui célèbre, en faisant néant, la Passion de Notre Seigneur.
Il serait fort mal vu que vous alliez alors traitant de vos affaires
mercantiles et le bon peuple, outré par votre mépris de nos saintes
fêtes, risquerait bien de vous faire un mauvais parti.
Les deux associés se retirèrent, impuissants, alors qu’Isaac pestait
contre ce catholicisme presque aussi compliqué que sa propre religion.
Ils calculèrent qu’il leur fallait déguerpir de la ville le lundi à
venir et qu’ils devraient être sortis des limites de l’archidiocèse
avant le jeudi suivant, qui serait à nouveau le Jeudi Saint.
Avant d’aller se reposer des fatigues de la nuit, l’archevêque
convoqua l’abbé du monastère et lui intima l’ordre d’utiliser tous les
moyens, la violence s’il le fallait, pour que frère Déicole ne sorte
point de sa clôture.
Le métropolitain put aller dormir tranquille alors que Liutprand veillait sur sa famille.
CHAPITRE V
Il y avait déjà plusieurs heures que frère Déicole était l’hôte du monastère et tout restait anormalement calme.
L’abbé exprimait son soulagement par de petits soupirs satisfaits et
frère Agapet jubilait. Il tenait enfin la preuve que le peuple
d’Irlande constituait une race à part, en marge de l’humanité ordinaire.
Les ravages que saint Colomban avait fait subir à l’Europe continentale
n’étaient donc pas dus au caractère fantasque du bienheureux mais
trouvaient une explication dans les particularités génétiques de la
population à laquelle il appartenait.
Durant de longs moments, seulement entrecoupés par les
gesticulations de l’Irlandais aux heures canoniales, frère Agapet avait
soumis frère Déicole à toute une série de tests.
Le moine de Magdebourg, féru de symbolisme, un des fondements de la
pédagogie médiévale, possédait dans sa cellule une collection de pierres
dont certaines étaient fort belles.
Incidemment, le moine roux avait désigné une améthyste dont il avait
loué la magnifique couleur bleue. Alerté, frère Agapet avait fait
répéter frère Déicole qui avait persisté dans son erreur. Prenant sur
l’étagère une malachite d’un beau vert, le clerc de Magdebourg avait
demandé :
— Que pensez-vous, frère, de cette pierre ?
— Au-delà du poli qui fait ressortir son moiré, je ne tarirai pas
d’éloges sur sa teinte marron rouge, fort peu commune par ma foi.
Frère Agapet riait sous cape. Une telle pierre, souveraine par sa
couleur verte contre les maladies du foie, aurait été inopérante pour
curer les affections guéries par les pierres rouges. Par curiosité, il
poussa plus loin son interrogatoire.
— En vos terres, qu’utilisez-vous comme pierre pour guérir les maladies du foie ?
— Je n’en suis pas très sûr, hésitait frère Déicole, car notre
nourriture, saine et sainte, ne nous prédispose pas à de tels maux. Il
me semble avoir entendu dire qu’on utilise des pierres vertes pour de
tels traitements. Vous errez, frère, si vous croyez que la pierre que
vous tenez est souveraine contre les affections du foie. Il vous faut
prendre celle-ci dont le vert foncé promet d’être efficace.
Le moine désignait un grenat.
Frère Agapet était désorienté car la couleur rouge guérissait les
hémorragies, les flux de sang et la rumeur la disait radicale contre les
hémorroïdes. Il crut un instant que frère Déicole était atteint d’une
déficience dans la vision des couleurs mais il fut rassuré lorsqu’il
montra le jaune vif d’une citrine, efficace contre la jaunisse, que le
moine roux identifia sans problème. Il en fut de même quant à la
transparence du béryl, pierre qui, traversée par le soleil, figure le
chrétien illuminé par le Christ.
Ce dont ne pouvait se douter le moine de Magdebourg, était que les
daltoniens perçoivent le jaune et, ce qui n’a rien à voir avec le
prisme, le transparent.
Un peu plus tard, frère Agapet fut peiné de savoir que le sang versé
sur la croix par le Christ était vu, par son collègue, comme le suc
verdâtre d’un insecte écrasé car c’est ainsi que Déicole identifia la
sardoine rouge, symbole du Saint Sacrifice.
Poussé par son esprit scientifique, frère Agapet osa une question que tout autre que lui n’eût pensé adresser au moine roux.
— Frère, dit-il, mis à part le respect et l’admiration que je lui
porte, auriez-vous l’extrême bénignité de me dire, car je ne la vois pas
bien dans la pénombre, la couleur de votre barbe.
— Mais verte, parbleu !
Frère Agapet était déçu, il lui fallait revenir à la première hypothèse qui supposait une banale déficience de vision.
— Néanmoins, continua le moine d’Irlande, et vous êtes la seule
personne à qui je l’avoue car vous aimez saint Colomban, il advint
parfois que je vis ma barbe orange. Cela se produisait lorsque, pour
mieux m’humilier devant la grandeur de Dieu, je me jetai à plat ventre
sur le sol. Dans cette position, ma barbe, étalée en éventail sur
l’herbe, me paraissait orange et, chose encore plus surprenante, l’herbe
devenait verte. Je n’ai jamais su si ce phénomène était dû au contraste
des teintes ou au choc consécutif à ma chute d’humilité.
Frère Agapet était heureux ; son ami était mieux qu’un simple daltonien, c’était un daltonien conscient de son infirmité.
Frère Déicole passa le reste de la journée en prières et macérations
car il convenait de célébrer comme il se doit la Passion de Notre
Seigneur. À la nuit tombée, il sortit sans permission du monastère pour
continuer la catéchisation des captifs. Il trouva Liutprand qui mettait
tout son cœur à apprendre à ses filleuls et filleules les principes de
la vie chrétienne.
Le diacre ne fut pas surpris de voir que le moine était sorti de sa
clôture. Rien ne l’étonnait plus de la part de ce clerc. Il redouta un
instant que le moine insiste pour rester avec lui.
— N’ayez crainte, fit Liutprand. Vous pouvez retourner à vos méditations. J’éduque mes protégés dans la foi chrétienne.
— Leur parlez-vous au moins, de la vie de saint Colomban ?
— Si fait ! dit le diacre, un peu affecté par ce mensonge. Mais je dois aussi leur parler de Christ.
— C’est vérité même, pontifia Déicole. À tout seigneur, tout
honneur. Mais juste après Christ, parlez-leur de saint Colomban.
— Vous serez obéi, frère. Mais vous, de votre côté, vous devriez aller prier pour le salut de leurs âmes.
— J’y vais de ce pas. Restez vigilant, Liutprand car le Juif qui les
possède pourrait bien les enlever dans le petit matin bien que nous
fussions en pleines Pâques.
— N’ayez crainte, rassura le diacre. Le jour à venir est celui du sabbat pour Isaac, il ne bougera pas.
— Fort bien, répondit le moine en tournant le dos. Faites-leur
pratiquer le crosfigill, Liutprand, cette attitude raffermit les âmes
les plus tièdes.
Frère Déicole revint dans la cellule de son collègue qu’il trouva
assis sur sa paillasse, les yeux dans le vague, en train de mâchouiller
des feuilles qu’il prenait dans une petite bourse.
— Que faites-vous donc, demanda frère Déicole, ainsi rêvassant au
lieu d’être en saintes oraisons ? Êtes-vous transformé en vache
ruminante ?
— Ce ne sont que des simples, répondit Agapet, qui épurent mon
esprit et, dans mes songes, me font rencontrer des anges et des
bienheureux, parfois des apôtres et, plus rarement, Dieu.
— Dieu ?
— Oui-da ! mais pour mon malheur, car chaque fois qu’il m’apparaît,
c’est pour me signifier son mécontentement à mon endroit. J’ai alors
l’impression que ma part de paradis s’effrite.
— J’ose une requête, frère, hésita l’Irlandais, dites-moi quel est son aspect car jamais je ne le vis.
— Il m’apparaît toujours les traits sévères, les sourcils froncés et le système pileux fort développé.
Le huis clos des Eminences
Roman
An 1316. La chrétienté est sans pape depuis deux ans. Jugeant la
situation insupportable, Philippe, deuxième fils du défunt Philippe Le
Bel et régent du royaume de France, tend un piège aux cardinaux. Sous le
prétexte de célébrer un Te Deum, il les réunit dans la cathédrale de
Lyon où il les enferme. Ils ne pourront en sortir que lorsqu'ils auront
enfin élu un pape.
C'est cet extraordinaire conclave qui sert de cadre à ce roman.
Sur fond d'intrigues et de meurtres, Robert Azaïs, auteur iconoclaste à
l'humour décapant, s'amuse à multiplier les situations cocasses dans un
joyeux chambardement. Et si la vérité historique en pâtit quelque peu,
les lecteurs, eux ne pourront que s'en réjouir !
ISBN : 978-2-84859-029-5
Édition numérique : 7.99 €
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Retrouvez Le huis clos des Éminences sur le site de géographie littéraire fr.booksgeo.com.
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Le huis clos des Eminences : extrait
Alors, une lumière se fit comme dans un rêve ou sous l’effet d’une
drogue et le Cathare se remit à vivre des scènes oubliées, des heures du
temps d’avant, celui passé avec Déodat Marty.
Il s’approcha doucement de son cardinal, le déshabilla, le lava, lui
passa une robe neuve. L’homme geignait mais s’était calmé. Il reposait
maintenant sur des draps frais et des oreillers le tenaient presque
assis. La peau de son visage était tendue, cireuse, mais il respirait
encore.
Alors, dans la nuit profonde qui les entourait où nul bruit ne
s’entendait, Aymeric parla lentement à son maître, d’une voix basse et
ferme, celle du Parfait Déodat Marty.
« Promettez-vous de tenir votre cœur et vos biens, tels que vous les
avez et les aurez dans l’avenir, selon la volonté de Dieu et de
l’Église, et toujours, à partir de maintenant, et tant qu’il sera en
votre pouvoir, au service des chrétiens et des chrétiennes ? Dites je le
promets, Monseigneur, je vous en supplie.
— …
— Dites je le promets, allez… vite !
— Je… le… pro…mets, le cardinal avait entendu et répondu. »
D’une voix plus assurée, Aymeric fit une longue liste d’abstinences que
devait observer le cardinal. Par charité, il omit la consommation de
mousseux.
« Nous vous imposons ces abstinences, reprenait Salvat, pour que vous
les receviez de Dieu, de nous et de l’Église, et que vous les observiez
tant que vous vivrez. Si vous les observez comme il faut, avec les
autres prescriptions que vous aurez à suivre, nous avons l’espérance que
votre âme aura une vie éternelle. Maintenant, dites, je la reçois,
dites-le, Éminence.
— Je… la… reçois… »
Aymeric avait alors étendu un drap en guise de nappe sur les jambes de
Jacques d’Euze qui paraissait aller un peu mieux. Il y déposa l’Évangile
de Jean qu’il avait trouvé dans les affaires de son maître. Il dit une
fois le Benedicite puis, à trois reprises :
« Adoremus Patrem et Filium et Spiritum sanctum. »
Prenant le livre de l’Évangile, il le posa sur les mains jointes de
Jacques d’Euze qui, trop faible, ne pouvait le tenir. Selon la Règle, il
prononça quelques mots d’admonestation. Puis il lut l’oraison.
« C’est ici l’oraison que Jésus-Christ a apportée en ce monde. Ne mangez
ni ne buvez sans l’avoir dite le pauvre cardinal en était bien
incapable dites je la reçois de Dieu.
— …
— Éminence ? Éminence ? M’entendez-vous ? Dites je la reçois de Dieu… »
Jacques d’Euze avait perdu connaissance et Aymeric crut qu’il était
mort. Avec des larmes de rage, il frictionna le presque cadavre qui se
mit à respirer faiblement. Dans un souffle, Salvat entendit :
« Je… la… reçois… de…
— de Dieu, Monseigneur, de Dieu, je vous en prie, s’acharnait Aymeric, les larmes coulant sur ses joues.
— de… Dddieu… »
C’était une nouvelle victoire arrachée au néant.
Aymeric salua comme on salue une femme puis prit le Livre et pria comme
il l’avait vu faire à son ancien compagnon Déodat. Il dit les doubles et
les veniae. Puis, redéposant l’Évangile de Jean sur les mains du pauvre
agonisant, il prononça trois Adoremus à la place de Jacques d’Euze qui
n’en pouvait plus. Alors, écourtant quelque peu la longue cérémonie, il
donna l’absolution :
« Par Dieu, par nous et par l’Église, que vos péchés vous soient pardonnés. Nous prions Dieu qu’il vous les pardonne. »
Aymeric porta l’Évangile à sa tête et récita les Benedicite, Adoremus et
Parcite d’usage. Puis ce fut la belle et simple invocation à l’Esprit
de Dieu.
« Père Saint, accueille ton serviteur dans ta Justice et envoie sur lui ta Grâce et ton Esprit-Saint. »
Aymeric s’inclina pour saluer le cardinal comme on salue un homme. Au
bout d’épuisantes heures de course avec la mort, Jacques d’Euze avait
reçu l’ultime et le plus haut sacrement cathare, le consolamentum. Même
s’il mourait, Aymeric Salvat aurait le sentiment d’avoir sauvé l’âme de
celui qui l’avait un jour recueilli et défendu.
Le combat harassant se termina entre vigiles et prime entre minuit et
demi et six heures du matin . Le cardinal semblait calmé et respirait
régulièrement. Épuisé, Aymeric s’était assoupi.
Il fut soudain tiré de son sommeil par des gémissements, Jacques d’Euze
était pris de convulsions, une bave blanche aux lèvres, les yeux
révulsés.
Salvat resta un moment les bras ballants, accablé par la fatalité ;
après tout, il aurait au moins sauvé l’âme du mourant, pour le reste, il
fallait laisser faire Dieu ou le Diable.
Il allait abandonner quand, à cause d’un hoquet plus pathétique que les
autres émis par l’agonisant, il se révolta avec une rage démente. Il ne
voulait plus laisser l’initiative à Dieu, au Diable, au Néant. Il sortit
comme un fou dans le couloir tristement éclairé par le lucubrum,
veilleuse des monastères, qui a donné le mot lugubre. Il courut dans
l’église secouer Bernard Thériaque qui dormait, allongé sur un banc.
« Peste ! Aymeric ! L’église s’effondre-t-elle pour me secouer ainsi ?
— Non, ami ! Mais, viens, notre cardinal se meurt !
— Tiens ? Serait-il encore vivant ? Je le croyais déjà passé !
— Non, pas encore. Il respire toujours mais très faiblement.
— Eh bien ! Il n’y a plus rien à faire. Je suis impuissant contre le poison, Caetani et le Diable.
— Par pitié…
— La pitié ? En a-t-il eu, lui, le Dominicain, envers nos frères et même
nos défunts ? Ces chiens de frères Prêcheurs qui torturent, détruisent
et condamnent au nom d’un Dieu sans miséricorde que je ne reconnais pas,
en ont-ils eu de la pitié ? Que son âme aille se perdre dans le Néant.
Je ne le pleurerai pas !
— Mais, ami, je viens de l’hérétiquer. Il est des nôtres maintenant ! »
De surprise, Bernard Thériaque s’était levé d’un bond, les yeux ronds
comme des billes. Sans un mot, il avait suivi Aymeric qui le conduisait
vers la cellule de Jacques d’Euze.
Le médecin ausculta le cardinal qui râlait faiblement.
« Caetani m’a fait appeler, avoua Bernard Thériaque tout naturellement.
Il veut que je devienne son médecin particulier, à la mort de notre
maître, en remplacement du sien qui ne sait même pas poser des
ventouses. Pour me mettre en confiance et montrer qu’il était le vrai
patron de la curie, il m’a laissé entrevoir la composition du poison
utilisé contre notre Éminence. Ces Italiens ne savent vraiment pas
garder un secret ! Quels vantards ! En plus, je connais le venin.
Avicenne en a parlé. Il est à base de ciguë, d’arsenic et de sève de
rhododendron. Je peux faire un antidote. »
L’espoir avait ragaillardi Aymeric.
« Je vais l’élaborer. En attendant, maintiens ce bon chrétien en vie en
le frictionnant avec du vinaigre pour ramener de la chaleur animale
dans ses membres. »
D’un bond, le jeune Cathare s’était précipité vers les cuisines pour y
quérir le vinaigre salvateur. Malgré la fatigue qui engourdissait ses
bras, il avait frictionné le moribond sans arrêt durant des heures
longues comme des éternités. Enfin, Bernard était revenu porteur d’une
fiole.
Patiemment, goutte à goutte, Thériaque avait fait boire l’antidote à
Jacques d’Euze dont le visage reprenait vie. Caetani et le parti italien
avaient échoué.
Tout le temps que prit cette opération, Bernard, l’air admiratif, s’écriait :
« Cet Aymeric ! Quel culot ! Hérétiquer un cardinal dominicain en plein
conclave ! Il faut le faire ! Quel toupet ! Pour nous et tous nos morts,
quelle revanche ! »
Lire la chronique sur Lire ou mourir.
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Mémoires d'une relique
Roman
Robert Azaïs relate avec un truculent mélange d'humour décalé et
d'érudition les tribulations terrestres de la relique du faux saint
Félix à travers les âges. L'histoire prend sa source à Rome avec la
naissance de Caïus Julius Paulianus, aussi difforme que méchant, dont
les ossements, par les facéties du hasard, seront pris, quelques siècles
plus tard pour ceux de saint Félix. Cette méprise scellera son destin
de relique et lui vaudra de voyager avec un abbé des Corbières, partir
en croisade contre les infidèles, découvrir l'Amérique encore vierge,
rencontrer le Grand Arnauld, Blaise Pascal, le diacre Pâris ou encore le
père Teilhard de Chardin, sans parler des illlustres inconnus, issus du
cerveau fécond de leur créateur. Autant d'aventures qui, chaque fois,
l'éloigneront, pour notre plus grand plaisir, du repos éternel auquel il
aspirait tant.
ISBN : 978-2-84859-026-4
Édition numérique : 7.99 €
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Mémoires d'une relique : extrait
Ils éclatèrent en sanglots pendant que le curé allait chercher sur une
étagère un exemplaire de l’Éthique de Spinoza tout corné à force d’avoir
été lu. Nicolas Laurier ouvrit le livre avec crainte et ferveur. Il en
fit la lecture toute la nuit aux deux amis qui s’effondraient au fil du
discours. Eux qui avaient conclu de leurs observations la non-existence
de Dieu, en avaient maintenant, d’après la conception du curé, la preuve
mystico-mathématique.
Au matin, devant un prêtre aux yeux désespérés qui, en soupirant, se
préparait à aller célébrer la première messe du jour, Hippolyte et
Symphorien cuvaient leur gueule de bois métaphysique.
Nicolas :
— Je vais avoir à faire mes singeries du jour
Et j’en deviens fort triste, je le dis sans détours.
Ce n’est point tant la messe qui me rend si anxieux,
J’y suis habitué, mes réflexes sont vieux.
Mais c’est après cela l’hypocrite confesse
Et je dois écouter, des autres, la détresse
Qui s’ajoute à la mienne dont je ne peux parler
Car pour les gens, un prêtre ne se doit soulager.
Le curé Laurier parla des affreux moments qu’il passait à confesser les
autres, ces gens dont il ne pouvait qu’enregistrer les turpitudes et
mesquineries sans pouvoir les pardonner. Bien entendu, pour donner le
change, il infligeait des peines canoniquement admises mais il souffrait
d’avoir à porter la croix de son semblable et de donner des pénitences
dont il savait qu’elles ne serviraient à rien.
C’était le syndrome du père fouettard du catholicisme.
Et c’est les larmes aux yeux, presque à genoux, que le curé pria
Symphorien de lui prêter sa relique afin que dans les moments de
tourments qu’il allait vivre, cet os tout bête lui rappelle qu’il
faisait toujours fonction de prêtre pour ses semblables.
Caius, qualifié de « bête os », était offusqué mais il fut malgré tout
glissé dans la soutane du curé qui sentait le désespoir et l’anxiété.
Caché sous l’étole, il assista à une messe dite consciencieusement mais à
la désabusée. L’enfant de chœur, titillé par les effluves du pariétal,
fut fantasque, joua de l’encensoir à l’étourdie, fit quelques pas de
tamouré et finit par aller voir dans le bénitier s’il s’y trouvait
quelque banc d’anchois. Tout cela sous le regard d’un Nicolas Laurier
rendu encore plus triste par ce comportement.
La messe se termina sur un Ite missa est exhalé comme un râle d’agonie
et le prêtre se rendit ensuite dans la sacristie où l’on sentait que
l’ombre de Spinoza se tenait à l’affût de toute velléité de renoncement.
Maintenant le prêtre transpirait à l’idée de l’épreuve de la confession. Il vivait sa Passion.
C’est un être défait, titubant d’angoisse, qui entra péniblement, à
regret, dans le confessionnal sommé d’une croix qui était celle de
Nicolas Laurier. Avant de refermer la porte sur lui comme un sas, le
curé regarda ses paroissiens qui attendaient le moment de venir purifier
leurs âmes. Ils avaient l’air narquois, paraissant goûter les angoisses
de l’homme qui allait les écouter et c’est avec une rage désespérée qui
tordait ses entrailles que le curé claqua la porte du confessionnal sur
son corps tremblant. Il se laissa tomber sur le siège, les yeux clos,
haletant. Ses mains moites saisirent nerveusement le pariétal ; le curé
s’accrochait à Caius comme un noyé.
Le premier pécheur était déjà là, de l’autre côté de la grille, dardant
vers le prêtre, dans la pénombre culpabilisante du confessionnal, un
regard ironique. Sur un signe de Nicolas, l’homme dévida en un allègre
chuchotis toute une bobine de péchés qui, bien que véniels, réjouirent
Caius alors que le curé pensait au néant. Après cette mise en train,
vint la liste des fautes réputées capitales, mortelles, celles que
redoutait le prêtre car elles taraudaient son sommeil, tourmentaient et
gonflaient sa conscience qu’il ne pouvait vider comme une vessie trop
pleine. Caius était scandalisé par l’étalage des turpitudes et des
mauvaises pensées alors que Nicolas sursautait au récit de chacun de ces
péchés. Quand la mine réjouie du récitant annonça la fin du cloaque
verbal, le curé avait les yeux tristes d’un basset artésien. Alors,
comme à chaque séance, revint le même problème de conscience ; Laurier
devait-il leurrer le patient en l’absolvant au nom d’un Dieu qui
n’existait pas ?
Il l’avait toujours fait jusqu’à présent pour se débarrasser des visages
au soulagement cauchemardesque qu’il avait devant lui et qui menaient
des farandoles démoniaques sur l’écran de ses nuits sans sommeil.
La présence de Caius lui donna du courage. Il donnerait l’absoute au nom
de l’os qui l’accompagnait, qui était tangible, dont on ne pouvait nier
l’existence. Il la donnerait ensuite au nom du fils, terme générique et
confus qui pouvait très bien laisser supposer qu’il s’agissait de
Jésus. Enfin, à la place du saint Esprit, il se mettrait lui-même car,
se disait-il, s’il avait été à la peine, il était juste qu’il fût à
l’honneur.
— Ego te absolvo Je t’absous
In nomine sancti Felici Au nom de saint Félix
Et filii Et du fils
Et Nicolai Et de Nicolas.
Rompant ensuite avec toutes les traditions formalistes, en guise de
signe de croix, le curé brandit l’os de saint Félix sous le nez du
nouveau pardonné. L’homme alors sentit tous les parfums des îles aux
épices, son âme se purifia dans l’onde des lagons bleus en compagnie de
bancs d’anchois alors qu’il voyait paître des vaches dans de riches
prairies parsemées de ruches. Au lieu de partir les paupières crispées
en signe de contrition, le pénitent, joyeux, s’écria :
— Merci, curé, merci pour cette absolution,
Pour la première fois, j’ai senti le pardon.
Je viendrai, par ma foi, de nouveau à confesse
Où je ne me rendais que d’une triste fesse.
Au premier abord, Nicolas Laurier fut peiné par cette annonce qui lui
promettait un surcroît d’angoisses. Mais à la réflexion, il se dit que
quelque chose venait de changer. Était-ce dû à la présence de l’os ou en
était-il lui-même la cause par sa nouvelle formule d’absoute ?
Il décida de continuer et traita le pécheur suivant avec plus
d’assurance. Cette nouvelle confiance en soi le poussa à modifier la
formule de rémission des fautes en prenant carrément la place de Dieu
qu’il avait d’abord laissée à saint Félix.
— Ego te absolvo Je t’absous
In nomine mei ipsi En mon nom même
Et filii Et celui du fils
Et sancti Felici Et de saint Félix.
Caius était outré par cette rétrogradation arbitraire mais l’imprécateur, Laurier en l’occurrence, avait tout pouvoir.
Le résultat de l’absoute fut identique au précédent mais le pénitent,
une femme, fut, par nature, plus expansif que le premier et Nicolas en
conclut à la rectitude de sa formule.
Le groupe des paroissiens qui attendaient leur tour, fut de la même
manière passé à confesse. L’enthousiasme était général. Une délégation
vint demander la tenue d’une nouvelle séance dans l’après-midi afin que
les membres de la communauté, absents le matin, puissent eux aussi
connaître les divines extases d’une âme lavée et essorée par Laurier. Il
refusa.
Nicolas rentra chez lui. Maintenant, il ne faisait plus partie du clergé
catholique. Sa crise de conscience était terminée. Sous une latte du
plancher qu’il souleva, il prit une bourse et courut acheter d’immenses
miroirs qu’il fit aussitôt disposer sur les murs du presbytère. C’est
ainsi qu’il dépensa d’un seul coup le résultat patiemment amassé des
laborieuses et quotidiennes quêtes faites depuis son ordination.
Quand tout fut en place, il put s’admirer sous toutes ses faces,
perpétué à l’infini. Il sursauta quand il vit l’ensemble de ses clones
rire maladroitement au même moment. Nicolas laurier venait de sourire
sans s’en apercevoir, dépassant ainsi ses contradictions d’essence
spinozienne. Il fallait maintenant imaginer Nicolas Laurier heureux.
Quand Hippolyte et Symphorien vinrent récupérer la relique, ils ne
pouvaient concevoir le curé autrement que triste et angoissé. Aussi,
leur surprise fut énorme quand ils virent les murs cristallins refléter
des myriades de prêtres qui, le surplis légèrement soulevé d’une main,
esquissaient des pas de gavotte en souriant à des anges qui n’existaient
plus.
Hippolyte (à Symphorien) :
— Sauvons-nous, mon ami, des milliers de curés
Dansent autour de nous, découvrant leurs mollets
Qui sont grêles, poilus, fort laids à regarder.
Laurier nous a trahis, l’Église est ameutée.
Symphorien avait déjà dégainé sa rapière quand le prêtre les vit et leur ouvrit les bras.
— Entrez donc, mes amis, et veuillez m’adorer,
Car c’est moi en personne qui vais Dieu remplacer.
N’ayez pas peur des murs, ils ne sont que miroirs,
Servant à ma personne pour se faire valoir.
N’allez pas plus avant, vous troubleriez le charme
En vous multipliant. J’en verserais des larmes.
Symphorien (figé) :
— Mais dites donc, curé, pourquoi le presbytère
Est-il ainsi vêtu ? N’en faites pas mystère
Car on supposerait maison bordellisée
Et, sauf votre respect, vous en franc tenancier.
Nicolas Laurier conta alors les évènements et ses décisions de la
matinée. Il reconnut honnêtement la part que la relique avait jouée dans
son évolution spirituelle. Puisque Dieu n’existait pas, il avait résolu
de le remplacer car personne ne pouvait nier la propre existence de
Laurier.
Hippolyte (caustique) :
— Tant qu’à Dieu remplacer, faites-le en beauté
Mais surtout pas par vous qui êtes contrefait.
Si vous montrez mollets, le fidèle effrayé
Jurera aussitôt de vous abandonner.
Nicolas :
— Homme de peu de foi ! vous êtes aveuglé !
Je suis laid, il est vrai et de corps délabré.
Le vénérable en moi est ma propre nature,
Alors que l’enveloppe est ainsi que l’ordure
Qui s’en va pourrissant au gré des éléments
Ne gardant que l’esprit de ce qu’elle fut avant.
Nature est maître mot et remplace le Dieu
Que nous avons tué tant nous étions curieux.
Nicolas Laurier se réconciliait ainsi avec Spinoza et sa conscience était apaisée car il réinventait un Dieu immanent.
Le curé expliqua aux deux visiteurs qu’ils devenaient les premiers
disciples d’une religion nouvelle, le Nicolaïsme, ayant pour objet
l’adoration, se suffisant à elle-même, de son fondateur. Le discours
possédait la petite pointe de mégalomanie nécessaire à toute entreprise
d’envergure. Hippolyte et Symphorien restaient sans voix devant cet
embrigadement forcé alors que Nicolas, la relique toujours à la main, se
retournait vers les miroirs.
Caius fut surpris de voir son image multipliée à l’infini. Il se trouva
bien amoindri depuis qu’il avait admiré son dernier reflet d’homme chez
Pomponnius. Devenu un adepte inconditionnel du curé, il tombait dans le
diabolique piège d’une élucubration malsaine habillée de terminologie
judéo-chrétienne. Il prit son rôle au sérieux puisqu’il se considérait
comme le second de Dieu.
« J’avise les reliques qu’à partir de ce jour,
Elles n’auront à compter que sur mon seul amour
Le poste de saint Pierre m’étant attribué,
C’est donc moi qui commande, vous allez en suer. »
Ces paroles, multipliées à l’infini par les miroirs, se diffractèrent
vers tous les horizons et le discours fut entendu du Paradis comme
venant de partout et de nulle part. Mais cet effet d’écho multiple fit
grande impression et les bienheureux pensèrent un moment que Dieu,
mécontent de l’indiscipline qui régnait depuis plusieurs siècles dans
les Cieux, venait de dégommer saint Pierre.
Seul dans les éthers, Julius reconnut la voix de Caius. Ne pouvant en localiser la source, il tenta un appel :
« Où es-tu, mon jumeau, mon cher alter ego ?
Rejoins-moi sur la Terre, nous dormirons bientôt
Du sommeil éternel, nous serons au repos. »
Ces paroles à leur tour aboutirent dans les miroirs qui les renvoyèrent
dans les éthers. Chacun des saints crut que le message lui était
destiné. Les Cieux se vidèrent alors des bienheureux qui parcoururent la
Terre à la recherche de cette âme sœur qui leur promettait une paix
propre à leur intrinsèque nature. Seul saint Augustin qui ne se
connaissait pas d’égal, resta en Paradis où il erra tristement.
Tant que dura, pour les âmes de l’au-delà, la quête de leur alter ego tentateur, les appels fusèrent dans tous les sens.
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